Désastre
NICOLAS ouvrait la marche d’un pas rapide, dans cet écheveau de petites rues, autorisant Tristan et la Belle à marcher côte à côte derrière lui. Tristan tenait la Belle étroitement enlacée, l’embrassait, la caressait. Le village, à cette heure nocturne, paraissait fort paisible, et ses habitants tout à fait inconscients du danger.
Mais tout à coup, alors qu’ils approchaient de la place des auberges, un terrible brouhaha de cris perçants leur parvint dans le lointain, et le craquement de tonnerre du bois contre le bois, le bruit, reconnaissable entre tous, d’un bélier géant.
À toutes les tours du village, on sonnait le tocsin. Partout, des portes s’ouvraient.
— Courez, vite, s’écria Nicolas en se tournant vers la Belle et Tristan pour les prendre par la main.
Il y avait des gens qui surgissaient de partout, vociférant, hurlant. Des volets claquaient contre des fenêtres, des hommes couraient pour descendre leurs esclaves menottés. Des Princes et des Princesses nus sortaient précipitamment du seuil faiblement éclairé des tavernes de la Boutique des Châtiments.
La Belle et Tristan couraient vers la place et n’entendaient plus rien que le grand bélier fracassant le bois qui lui résistait encore. Et, juste derrière la place, lorsque les portes côté est cédèrent, la Belle vit s’ouvrir le ciel nocturne, et l’air se remplit de cris et d’ululement étrangers et puissants.
— Une razzia ! On en veut à nos esclaves ! Une razzia !
Ce cri montait de toutes parts.
Tristan prit la Belle dans ses bras et se rua vers l’Auberge en frappant le pavé de ses pieds nus, Nicolas à ses côtés. Alors, une grande nuée de cavaliers enturbannés fit irruption sur la place dans un fracas. Et la Belle lâcha un cri perçant quand elle vit que les fenêtres et les portes de toutes les auberges avaient déjà été fermées au verrou.
Très haut au-dessus d’elle, elle vit se dessiner la silhouette d’un cavalier au visage sombre, dans sa tunique qui flottait au vent, son cimeterre scintillant au côté, qui lui fonçait droit dessus. Tristan tenta de faire faire un écart au cheval. Un bras puissant fondit sur la Belle, se saisit d’elle, et, lorsque le cheval recula et exécuta une volte, ce fut le corps de la Belle, hissé en travers de la selle, qui fit chuter Tristan à terre.
La Belle cria, cria. Elle se débattait sous cette main puissante qui la maintenait, et elle leva la tête pour voir Tristan et Nicolas courir dans sa direction. C’est alors que la traînée noire d’un autre cavalier fit son apparition, et d’un autre encore. En un éclair, elle vit des membres pâles, elle vit Tristan suspendu entre les deux cavaliers, et Nicolas précipité au sol, dans un roulé-boulé, loin du péril des sabots, la tête dans les bras en guise de protection. Tristan fut jeté en travers d’une monture, un cavalier venant en aide à l’autre pour ce faire.
Des cris puissants, des cris de triomphe remplirent l’air, des cris vibrants à vous glacer les sangs, des cris comme la Belle n’en avait jamais entendus auparavant. Le ravisseur de la Belle fit reculer son cheval, la Belle sanglotait et pleurait, et on lui passa plusieurs tours de corde autour des épaules afin de l’assujettir et de l’assurer fermement sur la selle. Elle battait furieusement des jambes, en vain. Le cheval sortit de la place au grand galop pour regagner les portes du village. Des cavaliers surgis de partout passaient comme des boulets, l’étoffe de leurs vêtements flottant au vent, tandis que des derrières nus lançaient des ruades impuissantes.
En quelques secondes, ils furent sur la route, grande ouverte devant eux, et la sonnerie métallique des cloches du village s’évanouit dans le lointain.
Ils chevauchèrent sans relâche, toute la nuit, à travers champs, effaçant sous eux les ruisseaux et les taillis, et les grands cimeterres scintillants taillaient la route dans la ramure.
Combien d’hommes comptait cette troupe, la Belle n’aurait pu le dire ; derrière son cavalier, la colonne semblait se prolonger sans fin, les cris feutrés d’une langue étrangère lui remplissaient les oreilles, mêlés aux sanglots et aux gémissements des Princes et des Princesses captifs.
Toujours à ce même train d’enfer, la troupe s’enfonça dans les collines, escalada des sentiers périlleux, redescendit par des vallées boisées. Lors du franchissement d’une passe étroite et escarpée, ils galopèrent comme dans un souterrain sans fin.
À la fin, la Belle huma l’odeur de la mer et, en levant la tête, elle vit devant elle le terne miroitement de l’eau sous le clair de lune.
Un grand et sombre vaisseau était à l’ancre dans la crique, sans la moindre lumière pour signaler sa sinistre présence.
Lorsque les chevaux dévalèrent jusqu’au rivage et entrèrent dans les vagues peu profondes, suffocante, hors d’elle, la Belle perdit conscience.